Critique Elephant

L'imminence du chaos 


20 avril 1999 aux Etats Unis, deux lycéens s’introduisent dans le lycée de Colombine armés jusqu’aux dents et massacrent froidement une quinzaine de leurs camarades du lycée. De nombreux questionnements subsistent alors après avoir visionné le film : Comment est-ce possible ? Qu’est-ce qui pousse ces adolescents à commettre un crime aussi cruel et monstrueux ? Alors on cherche. On cherche une justification plus ou moins rationnelle qui expliquerait un tel acte : l’absence parentale, l’isolement social, les jeux vidéo, la violence de la société, le harcèlement scolaire, la libre circulation des armes... de nombreuses raisons peuvent alors être évoquées et explicables, mais pas suffisantes pour expliquer le passage à l'acte.

Au premier abord, le film se caractérise par sa douceur, avec ses ciels d'automne, ses couleurs très chaudes et rassurantes, ses mouvements de caméra fluides et doux qui nous transportent dans le quotidien de jeunes adolescents, qui semblent avoir la vie devant eux. Ainsi, le film commence par nous dépeindre leur quotidien : entre les cours, le football, les premiers amours, les potins. Le lycée est une expérience qui est vécue de manière très différente selon chacun, enrichissante pour les uns, traumatisante et solitaire pour les autres.


Cependant, Gus Van Sant ne cherche pas à expliquer quoi que ce soit. Il ne cherche pas à juger ni à créer l’indignation. Aucune explication n’est donnée, aucun coupable n’est recherché car c’est au spectateur de se forger sa propre opinion. Par sa démarche très réaliste, filmé comme un documentaire, il cherche à saisir l’adolescence avec authenticité et poésie. Cet effet s’accentue par les nombreux travellings qui se caractérisent par leur lenteur et qui donne cette sensation de flottement perpétuel, appuyée par la partition de Beethoven. La caméra suit chaque personnage de manière subjective (en les filmant de dos principalement), tout en restant relativement en retrait. Les travellings permettent également de dépeindre une certaine forme d’insouciance et de naïveté, offrant même par moment un certain bien-être, alors que le spectateur sait ce qui s’apprête à arriver. Et la force principale du film se caractérise par ce contraste fort entre la beauté de ces instants de vie adolescents et insouciants et l’horreur de la tuerie, percutante et prévisible qui survient pourtant brutalement alors que le spectateur se prépare à la voir surgir.

Dans le long-métrage, chaque personnage subit, d’une certaine manière, une forme de rejet de la part d’autrui et de la société. Que ce soit la jeune fille complexée par son corps, celles en proie à la boulimie, le jeune garçon au père alcoolique ou celui harcelé par ses camarades de classe. Ce qui est également particulier dans le film c’est que les différents protagonistes nous sont dévoilés de la même manière que les tueurs. Nous les suivons chacun dans leur quotidien. Ainsi, les tueurs se noient dans la masse des autres élèves, Gus Van Sant les filmant avant leur geste de la même manière que les autres. Cependant, l’omniprésence de couleurs très chaudes avec les élèves présents dans l’enceinte du lycée (le rouge et le jaune par exemple, qui donne un côté rassurant et paisible) contrastent avec les couleurs et l’atmosphère froide lorsqu’on est en présence des deux tueurs. Par son montage distinctif où la temporalité diffère selon les évènements, il montre qu’il peut être difficile de préméditer un tel geste et que les signes ne sont malheureusement visibles qu’à posteriori.


La froideur des tueurs est mise en scène dans une préparation minutieuse et soignée. Entre la recherche d’armes, la livraison du matériel ou l’arrivée dans le lycée, tout s’opère dans un calme dérangeant, sans excitation ni appréhension. Lorsque les deux adolescents arrivent dans leur lycée, la froideur avec laquelle ils tuent leurs victimes fait froid dans le dos. Lors des premiers coups de feu, la caméra se rapproche du premier tireur. On espère alors y voir un rictus, un signe quelconque nous prouvant qu’il ne se rend pas compte de ses actes. Mais non, aucune émotion, pas de surprise, pas de regret. Les deux tireurs s’avancent vers d’autres élèves, et le bruit des balles résonnent comme des coups de poignards dans l’oreille du spectateur. La musique pourtant présente tout le long du film, s’estompe jusqu’à disparaître totalement, ce qui donne à ces dernières scènes une portée très réaliste et appuie le caractère horrifique.

Ainsi, le début du film se révèle être très "posé". Il prend le temps d'exposer chaque personnage très calmement et de nous dévoiler progressivement le lycée et ses longs couloirs. Cette quiétude tranche avec le réalisme et l’horreur qui se déroule à la fin du long-métrage alors que tout semble s'accélérer, et devenir chaotique.


On pourrait dire que Elephant se déroule dans une sorte de bulle temporelle qui lui est propre, où la lenteur des mouvements et la musique lancinante rendent les évènements presque irréels (le film prend le temps de nous montrer chaque décor, chaque couloir, et un environnement qu’on pourrait qualifier « d’ouvert »). Dès l’arrivée des tueurs, la caméra se rapproche des personnages, l’atmosphère devient peu à peu irrespirable, et l’omniprésence du flou en hors champs participe à ce sentiment de désarroi, d’incompréhension. Le ratio 4/3 du film participe à cette oppression, presque claustrophobique, qui tient de la première à la dernière minute et qui s’accentue à la fin du film. Il transmet au spectateur une certaine volonté de fuir, d’ouvrir le cadre et de quitter le lycée le plus vite possible.

En soi, Elephant est une œuvre très poétique et sensorielle dont les nombreux plans séquences sont porteurs de sens et subliment l’esthétique du film. Le métrage se distingue par le paradoxe entre son début et sa fin, oscillant entre moments de pure beauté et instants d’une brutalité, d’une sécheresse et d’une austérité marquantes.

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